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C. Bertrand
14 juin 2017

En Toscane

Le Christ ne s’est pas arrêté ici, mais le temps semble bien y avoir été suspendu. Le paradoxe de San Gimignano, c’est que ce qui, dans ce bourg, nous fascine aujourd’hui, est dû à la cruauté d’un sort contraire. C’est parce qu’il fut frappé au milieu du XIVe siècle par une décadence brutale, une succession de revers de fortune irréversibles qu’il a pu garder l’aspect qu’il avait pris à l’époque de son opulence, sans être remanié par des constructions ultérieures, qui auraient rendu son ancienne splendeur indiscernable. Tout s’est au contraire figé pour offrir aux milliers de visiteurs qui parcourent chaque année ses rues étroites, au pied de ses quatorze tours, le sentiment d’un fabuleux voyage dans les siècles. L’illusion paraît parfaite. Elle est évidemment trompeuse: au milieu du XIVe siècle, ce n’était pas moins de soixante-douze tours qui hérissaient la ville. Il n’en reste qu’une sur cinq. Elles n’en suffisent pas moins à donner à ce gros village adossé à la courbe enchantée d’une colline, au cœur d’un paysage animé par les vignes, le moutonnement des oliviers et les alignements de cyprès, son allure de Manhattan de l’an mille. San Gimignano est comme New York. Céline dirait que c’est une ville debout. Toutes les cités toscanes étaient, au Moyen Âge, surmontées de tours (Sienne en avait une cinquantaine). Dans le chaos consécutif aux vagues successives des invasions barbares, les familles des notables s’y retranchaient pour y mener la guerre de tous contre tous. Dans les bourgs apparus sur des sites où il n’y avait jamais eu de véritable ville antique, elles avaient même précédé les places et les rues qui seraient aménagées, peu à peu, à leur ombre. Dans les villes fortifiées pour faire face aux malheurs des temps, elles permettaient de pallier le manque d’espace à l’intérieur des murs. La spécificité de San Gimignano tient au nombre de celles qui n’ont pas, ici, été détruites. Elles doivent leur sauvegarde à la brutalité de l’histoire. Vers 1330, San Gimignano comptait peut-être treize mille habitants. La ville était une étape obligée sur la via Francigena, la grande route des Francs qui traversait toute l’Italie pour conduire les hommes du Nord à Rome et, au-delà, vers Jérusalem. Après la peste de 1348, elle n’en compterait plus que la moitié ou le quart. Cinq ans plus tard, en 1353, la bourgade perdrait jusqu’à son indépendance, pour passer sous la tutelle de Florence. Détournée, la grande voie de pèlerinage cesserait bientôt d’emprunter sa rue principale pour passer au contraire au large. Avec elle, disparaîtrait le fructueux commerce de tissus et d’épices qui avait fait la richesse de la ville. On cesserait soudain de construire. On se contenterait de récupérer les pierres de tours qui s’effondreraient, peu à peu, victimes des tremblements de terre et des incendies. Nul plan d’urbanisme, nulle construction nouvelle ne viendrait, pour autant, bousculer la subtile harmonie de ses hauts murs. San Gimignano se retirerait de l’histoire dans sa beauté intacte, presque aussi définitivement que, sous la cendre, Herculanum et Pompéi. San Gimignano peut revendiquer de lointaines origines étrusques: il n’était à la fin de l’Empire romain qu’un modeste village au cœur d’une petite forêt (silva). Il doit certes son nom chrétien au saint évêque de Modène dont l’invocation l’aurait protégé, au VIe siècle, des dévastations de Totila, lors de la guerre des Goths contre la reconquête justinienne, en faisant tomber, dit-on, un épais brouillard sur les rangs des Barbares. Il ne comptait, cinq cents ans plus tard, que quelques rares maisons groupées autour d’une petite église.

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Le blog d'un insomniaque accro à la caféine, aux voyages, et à l'actualité.
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